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Paternité pratique

20 février 2012

Le droit à la paternité est l’un des droits moraux définis par le Code de la propriété intellectuelle : « l’auteur jouit du droit au respect de son nom [et] de sa qualité » (article L.121-1). Le principe était déjà consacré par la jurispruence avant la loi de 1957 sur le droit d’auteur et Henri Desbois en faisait un « droit inné » ; il est également visé par l’article 6 de la convention de Berne. Comme tous les droits moraux, il est attaché à la personne (par opposition à une personne morale), perpétuel, inaliénable et imprescriptible et opposable à tous (toujours l’article L.121-1 du CPI). Il s’applique quelle que soit la notoriété de l’œuvre et sa forme. En pratique, il n’est pas toujours respecté. L’utilisateur cite une personne morale, par exemple une agence de presse, relègue le nom de l’auteur en fin d’ouvrage en tout petit, utilise le célèbre « D.R. » (« droits réservés »), voire ne cite rien du tout.

Faut-il crier tout de suite à l’illégalité ? Plutôt oui, mais ça dépend. La jurisprudence reconnaît qu’il faut tenir compte des contraintes matérielles propre à l’utilisation de l’œuvre, ainsi que des usages professionnels en vigueur. Au passage, la directive 2001/29/CE du 22 mai 2011 évoque à plusieurs reprises la nécessité de citer l’auteur «  à moins que cela ne s’avère impossible », restriction qui n’a pas été transposée en droit français.

La manière de créditer correctement une photo est par exemple régie par un Code des usages en matière d’édition photographique (PDF). Il stipule que le nom de l’auteur doit être « porté soit à proximité du document reproduit, soit dans une table des illustrations établie par page et sans ambiguïté » (§132). Des pénalités sont prévues si l’éditeur cite l’auteur de manière incomplète, ambiguë ou erronée, voire s’il ne cite pas du tout l’auteur. La jurisprudence admet ce recours à une liste des illustrations en fin d’ouvrage, souvent plus commode pour l’éditeur (CA Versailles, 28 avril 1988). Elle a en revanche exigé la mention du photographe sur le carton d’invitation à une exposition (CA Paris, 10 juin 1993). De même, le Code des usages pour la traduction d’une oeuvre de littérature générale stipule que le « le nom du traducteur, qui figure sur la page de titre, doit apparaître distinctement sur la première page de couverture du livre, ou à défaut, sur la quatrième page de couverture » (article 8.2) ; il est recommandé de le mentionner également dans les documents de promotion et publicité. La jurisprudence est plus partagée : la Cour d’appel de Paris exige parfois la mention en couverture (CA Paris, 20 novembre 1999), mais pas toujours (CA Versailles, 3 décembre 2003, Librairie Arthème Fayard c. Daniel Mallerin).

De manière générale, la jurisprudence se montre assez coulante en matière de droit appliqué ou de publicité. Elle admet ainsi qu’une publicité ne cite pas l’auteur d’une œuvre musicale qu’elle utilise (CA Versailles, 6 mars 1991). Si l’architecte a le droit d’apposer son nom sur le bâtiment qu’il a dessiné (par exemple CA Paris 20 novembre 1996), le designer d’une carrosserie automobile ne peut pas exiger la même chose sur toutes les voitures fabriquées (CA Paris 22 novembre 1983). Inversement, le designer d’une œuvre d’art appliqué peut remplacer la mention de son nom par une griffe ou un sigle, mais « il y a atteinte au droit au nom lorsque le nom et le monogramme de l’auteur sont difficilement lisibles sur l’œuvre reproduite » (CA Paris, 15 novembre 1985).

Enfin, l’auteur peut-il renoncer à son droit de paternité ? On est tenté de croire que non, mais la jurisprudence l’admet dans certaines conditions. La « plume » ou « nègre » est un phénomène ancien qui consiste à écrire pour le compte d’un tiers ensuite présenté comme l’auteur de l’œuvre, ce qui est évidemment en contradiction avec le droit de paternité. Dans un souci pragmatique, le juge a par le passé admis la renonciation définitive, par exemple dans le cas d’Alexandre Dumas et Auguste Maquet (T. civil Seine, 3 février 1858 et CA Paris, 18 novembre 1859) : « le droit de mettre son nom sur les œuvres littéraires peut être valablement aliéné ». Le juge ne l’admet désormais que si cette renonciation est provisoire et peut se faire à tout moment (CA Paris, 18 décembre 1990 et Cour de Cassation, 5 mai 1993). Pour les petits curieux, l’affaire concernait les romans érotiques publiés au nom de Gérard de Villiers.

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La liberté de panorama bientôt en France ?

23 novembre 2011

À l’heure actuelle en France, les œuvres (monuments, sculptures, peintures murales, etc.) protégées par le droit d’auteur le sont même quand elles sont situées dans la rue : il est impossible d’en publier des photographies sans autorisation de l’auteur ou de ses ayants-droit. Publier sur votre blog une photo de la Géode ou du Stade de France devrait normalement donner lieu à demande préalable et paiement de redevances. Encore les architectes de ces monuments sont-ils connus : bon courage pour demander l’autorisation aux ayants-droit de celui qui a bâti votre mairie et dont personne ne connaît le nom.

Des pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Irlande, Israël ou le Pérou ménagent une exception au droit d’auteur/copyright pour les bâtiments et/ou les œuvres d’art situées dans la rue : c’est la « liberté de panorama ». Les députés Lionel Tardy et Jean Dionis du Séjour (loués soient-ils et leur descendance jusqu’à la treizième génération) ont déposé, dans le cadre de la loi sur la copie privée, un amendement en ce sens (texte complet de l’amendement). Voté, il introduirait dans le Code de la propriété intellectuelle, à l’article L. 122-4, l’alinéa suivant :

Toutefois est autorisée la reproduction par la peinture, le dessin, la photographie ou le cinéma des œuvres de toute nature situées de manière permanente dans l’espace public, y compris à l’intérieur des bâtiments ouverts au public, ainsi que la distribution et la communication publique de telles copies.

La nouvelle s’est répandue rapidement par Twitter. Quelques commentaires. Cette exception, si elle était votée, représenterait une ouverture considérable : l’amendement concerne aussi bien les monuments que les sculptures en plein air, les peintures murales et autres graffitis. Il s’applique non seulement à la rue, mais aux « bâtiments ouverts au publics », expression qui a une définition juridique précise, utilisée par exemple dans la jurisprudence sur le respect de la vie privée ou dans la loi interdisant le port du voile intégral. La jurisprudence définit traditionnellement les lieux publics comme « ceux accessibles à tous sans autorisation préalable de quiconque, que l’accès en soit permanent ou inconditionnel ou subordonné à certaines conditions, heures ou causes déterminées » (TGI de Paris 23 octobre 1986, confirmé par CA Paris 19 novembre 1986). Sont ainsi des lieux publics les églises, les musées, les stades de sport, les cimetières ou les commerces — peu importe que le propriétaire soit public ou privé. Ainsi, on ne pourrait plus vous opposer le droit d’auteur pour vous empêcher de prendre des photos au musée d’Orsay ou au Centre Pompidou — d’autres restrictions peuvent toutefois s’appliquer.

Il faut par ailleurs que les œuvres soient exposées de manière permanente dans un lieu public, ce qui exclut les manifestations temporaires comme les « Champs de la sculpture » sur les Champs-Élysées à Paris. Sur Wikimedia Commons, cette clause classique dans les législations à liberté de panorama nous vaut d’amusants débats sur le statut des œuvres éphémères, comme les sculptures de glace ou de sable. Si elles sont exposées pendant toute leur durée de vie, parfois très courte, peut-on parler d’exposition permanente ?

L’amendent se montre plus restrictif sur les procédés pouvant être utilisés pour reproduire l’œuvre située sur la voie publique. La liste peut paraître de bon sens : l’objectif n’est pas de permettre à des tiers de vendre des répliques de sculptures sans l’autorisation de l’artiste. Mais, comme le remarque le Wikipédien Sylvain Boissel, pourquoi exclure par exemple la représentation d’un monument dans un jeu vidéo, ou les maquettes de bâtiments ? Le blogueur Calimaq ajoute que cela revient à écarter d’avance de nouvelles technologies. Un « notamment » bien placé permettrait au juge de faire la part des choses entre usages loyaux et déloyaux. Ce n’est pas le cas dans la rédaction actuelle, car les exceptions au droit d’auteur sont traditionnellement d’interprétation stricte — peut-être le « ou » de l’énumération laisse-il une porte ouverte, mais j’en doute.

Pwet-pwet, administrateur Wikipédia de son état, soulève une objection intéressante. Admettons que je possède dans mon jardin une collection de sculptures contemporaines que j’ai commandées aux artistes. Si je l’ouvre au public, mon voisin peut-il venir prendre des photos puis vendre des cartes postales sous le couvert de la liberté de panorama ? Pour moi, la réponse est négative : sur la base de l’article L. 122-2 du CPI qui définit la reproduction de l’œuvre, la jurisprudence reconnaît à l’auteur la prérogative d’autoriser l’exposition d’œuvres qu’il a vendues. La Cour de cassation a ainsi déclaré : « l’exposition au public d’une œuvre photographique en constitue une communication au sens de l’article [L. 122-2] et requiert, en conséquence, l’accord préalable de son auteur » (6 novembre 2002). Si je n’ai pas le droit d’exposer mes sculptures au public, mon voisin n’a pas plus le droit d’en diffuser les photographies.

Enfin, je suis un peu surprise du choix de l’article qui serait modifié par l’amendement. Ce n’est pas l’article L. 122-5, qui définit les exceptions au droit d’auteur (représentation dans le cercle de famille, citation, revue de presse, etc.), mais précisément l’article L. 122-4, celui qui dispose que « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. » Les débats parlementaires, qui commencent dès le 23 novembre, nous permettront peut-être d’en savoir davantage.

Panorama sans cérémonies

25 octobre 2011

En France, le fait qu’un bâtiment ou une œuvre soit situé sur la voie publique ne vous permet pas d’en publier des photos sans l’autorisation de l’auteur (voir De la liberté de panorama). Ce principe est soumis à des exceptions issues de la jurisprudence (et du bon sens) : tout va bien si l’œuvre en question occupe une part négligeable de la photo dont elle n’est pas le sujet principal. C’est l’exception dite de l’accessoire (voir De minimis non curat praetor). L’exception peut-elle être étendue aux photos où un bâtiment protégé figure en bonne place, mais en arrière-plan à un événement d’actualité se déroulant sur la voie publique ? Pensons par exemple à l’allocution d’un chef d’État devant la Pyramide du Louvre ou à une course dont l’arrivée se ferait devant la Grande Arche de La Défense.

J’ai souvent recherché de la jurisprudence sur le sujet, sans guère de succès, avant de trouver celle-ci. En l’espèce, un photographe édite des cartes postales représentant l’inauguration d’un monument aux morts de la Première Guerre mondiale, sans demander l’autorisation du sculpteur auteur de l’œuvre. Il est condamné le 24 juillet 1924 par le Tribunal de commerce de Mirecourt (Imprimerie Champenoise c. Delhoy) :

En reproduisant en cartes postales le monument, il a commis une faute portant atteinte aux droits exclusifs de reproduction concédés par le sculpteur aux deux sociétés demanderesses qu’en effet, l’une des cartes a bien eu en vue la reproduction du monument qui est l’objet principal de cette carte et que l’intention de M. Delhoy [le photographe] est bien nette puisque la carte porte le nom ‘Le Monument’, indiquant ainsi la volonté de reproduire l’œuvre principalement.

Ici, les habitués de Wikimedia Commons reconnaîtront la ligne de défense « mais ma photo Stade_de_France.jpg représente le banc situé devant le Stade de France, le stade lui-même est accessoire ». Camarade admin Commons, tu peux donc désormais répondre « ha, ha, ha » en ayant la jurisprudence pour toi. Au passage, je me fie ici à André Bertrand dans Le Droit d’auteur et les droits voisins (1999, p. 659, note 3). Comme l’indique lui-même Me Bertrand, cette jurisprudence est souvent citée à tort, y compris par Henri Desbois en personne&nbsp,: le photographe a bel et bien été condamné.

Peut-on conclure de cette jurisprudence que si le monument n’avait pas été l’objet principal de la photo, il n’y aurait pas eu contrefaçon ? Au final, on n’est pas plus avancés.