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De la liberté de panorama

9 avril 2010

Selon l’article de la Wikipédia francophone, « la liberté de panorama (de l’allemand Panoramafreiheit) est une exception au droit d’auteur par laquelle il est permis de reproduire une œuvre protégée se trouvant dans l’espace public. » Son nom prête un peu à confusion : il ne s’agit pas de ce qu’en Common law on nomme le « De minimis » ou en français l’accessoire (NdlR : cf. De minimis non curat prætor), c’est-à-dire de plans d’ensemble incluant l’œuvre protégée à titre secondaire, mais bien de reproductions plein pot.

En Allemagne, l’article 59 de l’Urheberrechtsgesetz autorise la « reproduction par la peinture, le dessin, la photographie ou le cinéma d’œuvres situées de manière permanente dans l’espace public, la distribution et la communication publique de telles copies. » En clair, il est parfaitement légal en Allemagne de publier, sans rien demander à personne, une photo d’une Nana installée au Leibnizufer de Hanovre, bien que Niki de Saint Phalle ne soit morte qu’en 2002 et que son œuvre soit encore protégée. Certains pays n’admettent une telle exception que pour les édifices ; d’autres enfin ne l’admettent pas du tout – la Belgique, la France et l’Italie en font partie. Dans le jargon de Wikimedia Commons, on les appelle des pays « no-FOP » (comme dans « freedom of panorama »).

En la matière, Commons applique la règle du pays où est implantée l’œuvre. Par exemple, nous accueillons bien volontiers les photos des Nana de Hanovre, mais nous pourchassons vigoureusement celles de leurs sœurs sises en terre française. Ainsi, vous ne trouverez sur l’article Wikipédia sur Niki de Saint Phalle que des Nana allemandes ou suisses. Cette règle prête à discussion : suivant le raisonnement de Gallimard (voir le billet du Tiers livre sur l’« affaire Wikisource »), ne devrait-on pas empêcher les internautes français d’accéder à cette œuvre ? Elle a toutefois une certaine logique : on peut supposer que Niki de Saint Phalle a obtenu une meilleure rémunération pour son œuvre en compensation du manque à gagner lié au droit d’auteur.

Les Nana sur Wikipédia, tout dépend de la provenance (dessin d'Irønie sous licence CC-NC-ND)

La restriction – ou plutôt l’absence de régime dérogatoire au droit commun – imposée par les pays « no-FoP » est, d’expérience, parmi les moins bien comprises sur Commons. Prenons l’exemple français. Le contributeur novice a deux grandes objections. D’abord, l’œuvre est dans la rue et s’impose à la vue de tous les riverains et passants, qui parfois préfèreraient s’en passer. Dès lors, on suppose qu’elle relève de la res communis. Faux, répond le juge, qui fait valoir quel législateur n’a ajouté nul part dans le Code de la propriété intellectuelle « sauf si l’œuvre se trouve sur la voie publique ». La cour d’appel de Rabat affirme ainsi en 1955 que « le fait d’édifier ou de placer sur la voie publique une œuvre architecturale n’implique en lui-même aucun abandon des droits de propriété artistique » (CA Rabat, 12 décembre 1955).

Deuxième argument : l’œuvre concernée a généralement été payée par l’État ou une collectivité territoriale, c’est-à-dire avec tes sous à toi, ami lecteur. Dès lors, elle devrait appartenir à tous, fors bien sûr les droits moraux de l’auteur, que nul ne conteste. Faux, répond de nouveau le juge : « la jouissance du droit d’auteur ne serait être battue en brèche par aucune des considérations (…) tirées de la vocation attribuée au monument ou de l’origine des deniers ayant permis son financement » (TGI Paris, 12 juillet 1990) – il s’agissait en l’espèce de cartes postales de l’Arche de la Défense, œuvre de Johann Otto von Spreckelsen (1929-1987).

Cette application intransigeante (il existe quelques exceptions, j’y reviendrai) du droit d’auteur aux œuvres sur la voie publique, bâtiments compris, aboutit à une forme de privatisation de la rue au bénéfice de l’artiste ou de l’architecte. Prenons l’exemple de Port-Grimaud, cité lacustre privée bâtie sur l’initiative de l’architecte François Spoerry (1912-1999). Ses droits patrimoniaux sont cédés aux sociétés promotrices de l’opération, qui demandent la saisie de dépliants publicitaires comportant deux vues aériennes de la cité lacustre. Le 16 mai 1972, le TGI de Draguignan leur donne raison sur les considérations suivantes :

« L’établissement dans le fond du golfe de Saint-Tropez, là où il n’y avait rien, alliant le soleil et la mer, d’une cité lacustre dont les plans d’eau irréguliers et les masses bâties, de volumes et de couleurs contrastés et variés, provoquent la surprise et entretiennent la curiosité et l’attente, constitue bien, dans son ensemble, une création originale personnelle (…) ; qu’en l’espèce, c’est la totalité de la cité de Port-Grimaud considérée comme une œuvre d’art qui bénéficie de la protection de la loi et non tel ou tel édifice déterminé. »

Vous avez bien lu : le paysage urbain dans son ensemble est privatisé. Sans aller jusqu’à ces extrêmes, vous imaginez la difficulté pour le photographe ou le cinéaste de travailler dans la rue. Bernard Edelman et Edgar Roskis s’en sont émus dans un article, « La rue privatisée », paru dans le Monde diplomatique en 1997.

Sur Wikipédia, cela signifie que l’architecture contemporaine italienne ou française n’a théoriquement plus droit de cité – théoriquement, car la communauté de la Wikipédia francophone a décidé d’accepter les photos de bâtiments récents, suivant des considérations qu’on peut probablement qualifier d’extra legem. Cela a poussé en 2007 le député Franco Grillini à interpeller le ministre des Biens et activités culturelles, en lui demandant l’introduction en droit italien de la liberté de panorama (voir la question sur le site du député). On rêve qu’un de nos parlementaires fasse de même – encore faudrait-il que les politiques et plus largement les citoyens soient conscients de la problématique. C’est sans doute un bon sujet pour Wikimédia France.

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